mardi 3 avril 2012

Images fantômes : le baiser des cartes

note aux lecteurs anglophones - note to the english readers: cet article est disponible à peu près traduit en anglais / this post is available in a more or less correct english translation

Le tarot de Pierre Madénié (récemment réédité en fac similé par Yves Reynaud et disponible auprès de Tarot de Marseille Héritage) présente une caractéristique que l'on retrouve sur différents autres jeux : les images "fantômes" des lignes de certaines cartes.
On peut les observer par exemple en scrutant bien la Papessse (III) et le Cavalier de Deniers :
 Ici à gauche un agrandissement de la Papesse et à droite du Cavalier de Deniers, on note clairement les traits du pan de tissu caractéristique de la Papesse - ceux qui possèdent la reproduction du jeu pourront retrouver des traces du cavalier sur la Papesse.
Phénomène similaire mais plus flagrant sur la Reine de Bâtons et le Bateleur (I).

Le Mat et L'Amoureux (VI) se répondent également : on retrouve entre le corps et le bras du Mat le visage du personnage de droite de l'Amoureux, et derrière la tête du Mat les rayons de l'ange.

Enfin certaines cartes se répondent à elles-mêmes, ainsi en est-il de ce cavalier de Bâtons et de cet Empereur (IV) (les contrastes ont été exagérés afin de rendre les traces plus lisibles).
On peut en examinant attentivement les autres cartes repérer beaucoup d'autres exemples, souvent avec des cartes plus décalées.

Mais comment ces traces sont-elles arrivées là ? Pourquoi les traits et pas les couleurs ?
Hé bien tout cela s'explique logiquement si l'on s'intéresse aux méthodes des cartiers.

Quelles hypothèses peut-on retenir ? Il s'agit seulement des traits, seraient-ce du recyclage de feuilles imprimées au verso ?
On peut sereinement affirmer que non, le choix des papiers et la préservation de leurs qualités était des points qui importaient particulièrement aux cartiers, on n'aurait donc pas réutilisé un papier déjà imprimé. En outre les manipulations pour une première impression auraient vraisemblablement rendu les feuilles inutilisable pour une utilisation subséquente, et enfin on n'imprime pas n'importe quel côté du papier. De plus on peut douter que la transparence du papier ait permis une image aussi nette.

En fait ces traces apparaissent suite à un phénomène connu et documenté par les maîtres cartiers dont on peut retrouver le nom grâce à Duhamel du Monceau : les cartes ont baisé.


J'ai pu faire l'expérience de ce phénomène des cartes qui baisent lors de la réalisation des mes Triomphes de Paris, mais n'étant pas soumis aux contraintes des cartiers j'ai pu intercaler des feuilles de protection, qui peuvent illustrer de façon séparée ce phénomène :
Dans l'exemple ci-dessus on remarque qu'une zone ayant reçu trop de colle - donc plus humide - laisse une marque notablement plus foncée.
Dans cet autre exemple on peut voir une contre-marque plus homogène.

Le baiser des cartes se produit après le collage des planches imprimées sur les feuilles intérieures d'étresse et le dos. L'habillage - la mise en couleurs des cartes - n'intervient que sur des cartes déjà collées, c'est pour cette raison que nos images fantômes ne sont pas colorées.
L'organisation du travail impose que lorsqu'on fait le collage, le mêlage des cartes fasse qu'une face regarde une face et un dos regarde un dos. Les surfaces sont ensuite encollées en suivant cet ordre, et le tas collé est porté à la presse.

Duhamel du Monceau attribue essentiellement la contre marque des images à l'encrage excessif des moules, mais il y a un autre facteur qui entraine le baiser des cartes : l'humidité due à l'encollage. Lorsqu'on effectue le collage du papier cartier (pour les dos des cartes standard) ou du papier dit "au pot" (pour les faces) sur les étresses, les feuilles imprimées ont séché et ne présentent pas le baiser, cependant la charge d'humidité de la colle "réveille" l'encre qui peut alors s'appliquer sur la feuille qui lui fait face.

Pourquoi les cartiers n'intercalaient-ils pas de feuille de protection ? C'est la réflexion moderne que l'on se fait si on oublie rapidement que le papier était cher, que les feuilles utilisées n'auraient pas été réutilisables, que l'insertion de feuilles supplémentaires aurait alourdi les tas de feuilles, ralenti les manipulations, etc... beaucoup de considérations et contraintes qui expliquent que l'attention à l'encrage était plus important et plus économiques, les cartes baisées pouvant être tout de même vendues - puisqu'on voit qu'elles ont été portées à l'habillage.

Qu'apprend-on de ces marques ? Peu de choses en fait puisque l' « Art du Cartier » explique ce phénomène que l'expérience empirique confirme. Toutefois les plus curieux noteront qu'elles donnent quelques indications sur la composition des moules : par exemple on peut comprendre que les cartes de l'Empereur, des Cavaliers de Bâton et d'Epées étaient vraisemblablement au centre de leurs rangées sur les moules, puisque se retrouvant face à leur semblable une fois les feuilles entassées.
Les décalages des cartes nous indiquent également que les tas de cartes n'étaient pas strictement alignés - en tous cas pas suivant nos critères modernes - alors que Duhamel du Monceau insiste sur ce point de l'alignement des feuilles, il faut donc l'entendre dans le contexte technique de l'époque.
La possibilité de voir l'espace entre deux cartes nous donne aussi une indication sur la composition des moules et la découpe des cartes.

On peut être reconnaissant à Monsieur Duhamel du Monceau d'avoir si bien décrit le travail des maîtres cartiers du XVIIe siècle (NB : l'ouvrage édité au XVIIIe témoigne plus des techniques du XVIIe siècle ainsi que l'a expliqué Thierry Depaulis), et notamment d'avoir témoigné de leur jargon qui prend toute sa couleur et sa poésie une fois remis dans le fil de l'action : en effet c'est dans l'intimité de la presse et la moiteur de la colle que les cartes baisent, juste avant d'être habillées !

édition : pour être honnête et moins graveleux, le terme "baiser" fait bien évidemment référence aux traces de rouge à lèvres que laisse un baiser, mais l'ambiguïté du terme est sans doute volontaire.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bravo Bertrand pour cette démonstration que j'attendais depuis quelques temps déjà.
C'est en marchant dans les pas des anciens que l'on peut arriver à mieux les comprendre.
Plus de la documentation pour croiser ses sources bien sur.
Théorie et pratique, documentation correcte, de la logique et de l'intuition.

Le mouvement démarre toujours par une petite impulsion...

Amicalement

Yves Reynaud dit Yves Le Marseillais

Bertrand Saint-Guillain a dit…

Hello Yves et merci !

Il aura aussi fallu ta réédition du jeu de Madenié pour pouvoir vérifier en détail tout ça.